Devant nous s'offre au regard un paysage tout nouveau,
presque totalement minéral: des pans de montagne aux pointes acérées, dont les
flancs, très pentus, sont jonchés d'innombrables pierres, laissées là comme témoins de l'usure
exercée sur les cimes au fil du temps. Chaque éclat de roche semble attendre
son tour, pour une prochaine glissade, comme figé dans l'instant, avant de
rejoindre la vallée. Au milieu de cette invasion de rocailles, seuls quelques
arbres , quelques buissons, perchés sur de rares rochers, semblent avoir
résisté , tels oasis au milieu d'un désert.
Les premiers d'entre nous se
trouvent alors sur la fin du sentier qui s'en vient mourir au milieu de ces
pierres mouvantes, le long d' une première paroi. C'est derrière elle que notre
meneur nous indique une présence étrangère que lui seul peut observer.
Chacun s'accroupit alors jusqu'à épouser
le bas du corps avec les débris minéraux.
Puis , tour à tour, nous prenons la tête de la colonne, sans un mot, pour
profiter de l'instant.
Il est là, derrière ce premier
flanc, à une vingtaine de mètres. Les pattes posées au beau milieu de la pente,
un jeune chamois, nous fait face et nous regarde simplement, sans nulle
crainte. Comme s'il avait compris que nous étions simplement curieux de lui,
l'animal retourne alors tranquillement
la tête qu'il penche ensuite vers
le sol, langue tirée. Il débusque alors, invisible à nos yeux, sans doute quelque rare plante fichée entre
deux cailloux. Puis il s'éloigne doucement, tout en poursuivant sa quête . Sans
faire dévaler la moindre pierre, il rejoint bientôt une oasis proche afin de
compléter son maigre repas de quelques feuilles d'arbustes. Puis il s'allonge à
leurs pieds , sans plus se préoccuper de nous.
C'est alors que surgit, entre
deux autres flancs de montagne plus lointains, un autre chamois, femelle cette
fois, suivi d'un , puis deux petits, et enfin d'une autre mère, qui ferme la
marche. Le groupe ne semble pas nous avoir vu, ni senti, tant chaque individu
est vite occupé à investir les lieux, chacun aussi en recherche de nourriture.
Chaque adulte s'enquiert d'un endroit différent et les petits de gambader
tantôt vers l'une, tantôt vers l'autre, tout en observant bien, et en les
imitant, les pas des ainées, pour, surtout, ne pas glisser. Dans un tel lieu,
une absolue rigueur est indispensable pour mériter sa liberté. Le moindre faux
pas, la moindre étourderie, et c'est la mort assurée. C'est le défi quotidien
que doivent affronter ces animaux. Il ne peut que nous conduire à l'instant à
un profond respect. S'ajoutent à cela grâce et légèreté que manifeste tout ce
petit monde en déambulant ce matin devant nos yeux. Au respect ne peut alors
s'ajouter que notre admiration.
Ce spectacle nous est, à toutes
et tous, gens de plaine, magique. Sans doute aussi pour notre guide, qui
assurément, doit se plaire régulièrement à contempler ces animaux magnifiques,
qu'il n'a d'ailleurs eu aucun mal à
trouver pour nous ce matin. Du premier jeune chamois qu'il vient de nous
montrer, il nous assure aussi qu'il ne passera pas l'hiver, surtout si celui-ci
est rigoureux. Visiblement seul, abandonné, ce jeune sera première future
victime des prédateurs du massif que peuvent être lynx et autre loup de
passage. L'allure trop tranquille de ce chamois et aussi l'ignorance totale que
vient de lui montrer la famille des deux petits et de leur mère, pourtant toute
proche de lui à un moment, semble confirmer les dires de notre homme qui connait
bien son environnement.
Nous aimerions sans doute, tous,
prolonger ce moment que nous savons rare. Tout comme nous savons qu'il va faire
partie des souvenirs forts de notre séjour en Ventoux. C'est un instant unique
que nous venons de vivre et ce, grâce à notre guide Jean-Baptiste dans sa
volonté de partage.
Mais le temps passe et le sommet
nous attend. C'est avec regret que chacun se retire doucement, laissant ces
seigneurs de la montagne à leur liberté. Là haut, à quelques centaines de
mètres, un autre monde , celui des sportifs de la petite reine est en
compétition pour d'autres défis, d'autres libertés, à nous interroger.
Patrick SCHOENLEBER