La poésie, cette sorte de chose que personne ne lit !(1962)"............. On devrait nourrir une immense affection pour ceux qui n'écrivent pas de poèmes, qui lisent ceux des autres, ne discutent pas d'abord la technique, ne fendent pas les mots en quatre : semblables en cela aux vrais amateurs de cinéma, ceux qui dans les ciné-clubs ne restent jamais pour la discussion, mais qui se lèvent sans un mot dès la dernière séquence, avec des gestes ralentis, un peu perdus ; et qui s'en vont, presque recueillis, parce qu'ils emportent quelque chose de fragile et d'irremplaçable, dont on ne peut pas parler, surtout pas de suite : leur propre émotion." Georges MOUNIN

16 septembre 2015

Chamois en Ventoux



                                                          
Au sortir du sentier forestier, notre guide , alors en tête du groupe, s'arrête, puis s'accroupit . Allongeant un bras dans notre direction, il nous invite alors, de la main, à nous poser un instant. Calmant quelques ardeurs de langage, il nous incite, en chuchotant, à faire silence.
Devant nous  s'offre au regard un paysage tout nouveau, presque totalement minéral: des pans de montagne aux pointes acérées, dont les flancs, très pentus, sont jonchés d'innombrables  pierres, laissées là comme témoins de l'usure exercée sur les cimes au fil du temps. Chaque éclat de roche semble attendre son tour, pour une prochaine glissade, comme figé dans l'instant, avant de rejoindre la vallée. Au milieu de cette invasion de rocailles, seuls quelques arbres , quelques buissons, perchés sur de rares rochers, semblent avoir résisté , tels oasis au milieu d'un désert.
Les premiers d'entre nous se trouvent alors sur la fin du sentier qui s'en vient mourir au milieu de ces pierres mouvantes, le long d' une première paroi. C'est derrière elle que notre meneur nous indique une présence étrangère que lui seul peut observer. Chacun  s'accroupit alors jusqu'à épouser  le bas du corps avec les débris minéraux. Puis , tour à tour, nous prenons la tête de la colonne, sans un mot, pour profiter de l'instant.
Il est là, derrière ce premier flanc, à une vingtaine de mètres. Les pattes posées au beau milieu de la pente, un jeune chamois, nous fait face et nous regarde simplement, sans nulle crainte. Comme s'il avait compris que nous étions simplement curieux de lui, l'animal retourne alors tranquillement  la tête  qu'il penche ensuite vers le sol, langue tirée. Il débusque alors, invisible à nos yeux,  sans doute quelque rare plante fichée entre deux cailloux. Puis il s'éloigne doucement, tout en poursuivant sa quête . Sans faire dévaler la moindre pierre, il rejoint bientôt une oasis proche afin de compléter son maigre repas de quelques feuilles d'arbustes. Puis il s'allonge à leurs pieds , sans plus se préoccuper de nous.
C'est alors que surgit, entre deux autres flancs de montagne plus lointains, un autre chamois, femelle cette fois, suivi d'un , puis deux petits, et enfin d'une autre mère, qui ferme la marche. Le groupe ne semble pas nous avoir vu, ni senti, tant chaque individu est vite occupé à investir les lieux, chacun aussi en recherche de nourriture. Chaque adulte s'enquiert d'un endroit différent et les petits de gambader tantôt vers l'une, tantôt vers l'autre, tout en observant bien, et en les imitant, les pas des ainées, pour, surtout, ne pas glisser. Dans un tel lieu, une absolue rigueur est indispensable pour mériter sa liberté. Le moindre faux pas, la moindre étourderie, et c'est la mort assurée. C'est le défi quotidien que doivent affronter ces animaux. Il ne peut que nous conduire à l'instant à un profond respect. S'ajoutent à cela grâce et légèreté que manifeste tout ce petit monde en déambulant ce matin devant nos yeux. Au respect ne peut alors s'ajouter que notre admiration.
Ce spectacle nous est, à toutes et tous, gens de plaine, magique. Sans doute aussi pour notre guide, qui assurément, doit se plaire régulièrement à contempler ces animaux magnifiques, qu'il n'a d'ailleurs eu  aucun mal à trouver pour nous ce matin. Du premier jeune chamois qu'il vient de nous montrer, il nous assure aussi qu'il ne passera pas l'hiver, surtout si celui-ci est rigoureux. Visiblement seul, abandonné, ce jeune sera première future victime des prédateurs du massif que peuvent être lynx et autre loup de passage. L'allure trop tranquille de ce chamois et aussi l'ignorance totale que vient de lui montrer la famille des deux petits et de leur mère, pourtant toute proche de lui à un moment, semble confirmer les dires de notre homme qui connait bien son environnement.
Nous aimerions sans doute, tous, prolonger ce moment que nous savons rare. Tout comme nous savons qu'il va faire partie des souvenirs forts de notre séjour en Ventoux. C'est un instant unique que nous venons de vivre et ce, grâce à notre guide Jean-Baptiste dans sa volonté de partage.
Mais le temps passe et le sommet nous attend. C'est avec regret que chacun se retire doucement, laissant ces seigneurs de la montagne à leur liberté. Là haut, à quelques centaines de mètres, un autre monde , celui des sportifs de la petite reine est en compétition pour d'autres défis, d'autres libertés, à nous interroger.
 Patrick SCHOENLEBER